vendredi 16 septembre 2016

Les disques à écouter une fois dans sa vie: The Who - Who's Next


Baba O'Riley
Bargain
Love ain't for keeping
My wife
The song is over
Getting in tune
Going mobile
Behind blue eyes
Won't get fooled again

Paroles & musique: Pete Townshend, sauf:
"My wife": paroles & musique: John Entwistle.

Production: Glyn Johns & The Who

Durée: 43:38

Date de parution: 14 août 1971

Cette chronique pourrait s'appeler "où comment un album extraordinaire aurait pu être encore plus exceptionnel si...". L'histoire est connue, mais il est bon de la répéter: nous sommes en 1970, les Who surfent sur la vague du succès de Tommy, donnent des concerts qui aboutiront à au moins un album live mythique (Live At Leeds), leur passage à Woodstock a été un franc succès, bref tout va pour le mieux.

Sauf que Townshend, en éternel insatisfait, cherche autre chose. Dans son esprit, Tommy n'était presque qu'un brouillon. Il a en tête un projet encore plus ambitieux, dont le titre annonce la couleur: Lifehouse. Un projet qui mêlerait musique live, cinéma et interaction avec le public. L'intrigue (si on peut appeler ça comme ça...) serait grosso modo la suivante: nous sommes dans un futur proche, la pollution est telle que les êtres humains vivent dans des costumes totalement imperméables reliés à des tuyaux qui leur insufflent des émotions diverses et variées, tout le monde est asservi, mais un petit groupe va sauver l'humanité en jouant du rock. C'est résumé à l'extrême mais c'est à peu près ça.

Histoire de rôder les morceaux et de faire participer le public (qui peut et doit modifier en temps réel l'intrigue selon Townshend), les Who louent pour plusieurs semaines la salle du Young Vic. Townshend passe des journées entières à créer ses morceaux, les photos prises de lui dans son home studio à l'époque témoignent de son implication: on y voit un type hirsute, crade, entouré de synthés et de guitares, bref c'est du sérieux.

Sauf que les choses ne vont pas du tout se passer comme prévu.

D'abord, d'un point de vue purement technique, ça coince avec la salle du Young Vic. Cette dernière n'est pas suffisamment disponible aux yeux de Townshend pour faire avancer suffisamment vite le projet, qui stagne complètement.

Ensuite (et surtout), personne ne comprend rien à Lifehouse. A l'intrigue, au concept, à ce que Townshend a comme but précis, c'est le flou complet. Kit Lambert, manager de toujours du groupe, et qui avait encouragé Townshend dans la création de Tommy, essaye de lui faire entendre raison. L'histoire de Tommy ne valait peut-être pas le Nobel de littérature, mais au moins on comprenait de quoi il s'agissait. Là, personne n'y entrave quoi que ce soit. Même topo chez les trois autres Who: les gars ont conscience que leur leader est dans une phase créatrice exceptionnelle, qu'il leur pond des tueries à tour de bras, mais ils ne voient pas du tout où ça va les mener.

Townshend s'en rend compte et commence à déprimer sérieusement. C'est d'ailleurs à cette époque-là qu'il va commencer à avoir un penchant problématique pour la boisson, addiction dont il mettra des années à se sortir. Pour lui, il est impensable de ne pas mener Lifehouse à son terme. Mais au fur et à mesure que les semaines et les mois s'écoulent, il comprend bien que les chances de voir son rêve se réaliser diminuent grandement.

C'est finalement Glyn Johns, que les Who avaient choisi pour les seconder dans la production des morceaux, qui va trouver la solution. Il va trouver Townshend et va lui dire en substance: "bon, écoute mon gars, ton truc là, personne n'y comprend rien, mais les chansons sont géniales. Donc ce qu'on va faire, c'est qu'on va en choisir quelques-unes, on va faire un album simple au lieu du double prévu, on ne va plus s'embêter avec une trame narrative ou autre chose, ça va être un album normal, comme au bon vieux temps".

Deuxième effet kiss cool pour Townshend: non seulement Lifehouse ne va pas se faire, mais en plus on va le démembrer! Mais au bout du compte, il se rend à l'évidence; c'est ça ou rien. Alors le groupe et Johns vont choisir 8 morceaux, Entwistle va amener une de ses compositions histoire d'accentuer le côté "album normal", et cet album "normal", ce sera donc Who's Next.

L'album démarre par du jamais entendu jusque-là; un synthétiseur qui part dans une drôle de boucle dont on a l'impression qu'elle ne finira jamais. Townshend a passé des heures à se familiariser avec les VCS 3 et ARP, qui étaient les derniers joujoux musicaux en date, et en a tiré cette intro unique. Au bout de 33 secondes, un piano plaque des accords rageurs. Fa / do / si bémol. Les choses sérieuses commencent. A 48 secondes, Keith Moon débarque avec sa légèreté habituelle. Les cymbales claquent en même temps que le piano. Tous aux abris. Une minute et cinq secondes: John Entwistle et Roger Daltrey enquillent. Le premier est étonnamment sobre, le second montre en revanche d'emblée qu'il est en très grande forme. Son "Out here in the fields / I fight for my meals" est à la fois clair et puissant, c'est du très grand art. Une minute et trente-neuf secondes: Townshend allume les amplis et cisaille les trois mêmes accords que le piano. On a l'impression que les types sont 50 dans la pièce, les papiers peints se décollent, les VUmètres sont dans le rouge. En moins de deux minutes chrono, les Who viennent de créer l'une des plus grandes intros de l'histoire du rock, et plus généralement l'une des plus grandes chansons, avec ce final dingo où Dave Arbus, un copain violoniste de Keith Moon, vient entremêler son instrument au barouf ambiant. C'est du sublime.

"Bargain" confirme la tendance, avec encore un riff décapsuleur et un Daltrey en forme olympique ("The best I ever haaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaad", pardon mais il faut le sortir, surtout à une époque où AutoTune et compagnie n'existaient pas). Et même si les envolées philosophiques de Townshend peuvent laisser dubitatif ("And now, one and one don't make two, one and one make one", il faut nous expliquer...), la chanson est splendide.

"Love ain't for keeping" voient les Who jouer en mode acoustique. Ils prouvent ainsi qu'ils n'ont même pas besoin de brancher leurs instruments pour être bons, c'est assez bluffant. A noter la performance vocale ahurissante de Daltrey, qui est alors au sommet de sa forme vocale (il le sera encore sur Quadrophenia avant que sa voix ne se modifie doucement mais sûrement, âge oblige...).

"My wife", c'est LE morceau d'Entwistle, que ce dernier destinait initialement à son album solo avant qu'il ne soit repêché pour Who's Next. Comme souvent avec le bassiste, ce morceau est extrêmement original et intéressant au niveau de la composition, on sent que c'est le seul membre du groupe à avor une formation musicale dite classique. Malgré un mix curieux de sa voix, le morceau est d'une énergie rare, avec les cuivres de sortie au final - marque de fabrique chez Entwistle, c'est déjà lui qui s'était occupé des arrangements des cuivres sur Tommy.

"The song is over", qui devait initialement clôturer Lifehouse, vient "seulement" clore la face A. Morceau assez lent, qui mêle les voix de Daltrey et Townshend, avec un piano omniprésent, et un final qui cite le thème de "Pure and easy", morceau qui devait figurer sur Lifehouse. A noter un final piano/batterie du meilleur effet.

"Getting in tune", qui ouvre la face B, est peut-être la chanson la moins convaincante du disque, même si elle reste d'excellente facture. En effet, si sa première partie est splendide (ah cette intro piano/voix...), le final répétitif de la seconde partie peut un peu lasser. "Going mobile" derrière vient réveiller tout le monde, avec Townshend en lead vocal, sur ce morceau acoustique au départ, électrico-wahwah pour finir, et un message écolo en prime.

Et puis l'album va se terminer par deux monstres. Deux chansons extraordinaires au sens littéral du terme. Des chansons que des milliers de groupes par-delà la planète rêveraient de composer un jour.

"Behind blue eyes" d'abord. Ecrivons-le: c'est, sans doute, la plus belle chanson jamais écrite par Pete Townshend. Cette ballade (en tout cas au départ) est portée par une mélodie bouleversante, un Daltrey vibrant, un Entwistle comme d'habitude parfait (écoutez sa ligne de basse sur la partie calme, c'est un modèle du genre), et des choeurs divins, sortis de nulle part. Brutalement, Keith Moon entre en piste et le morceau se métamorphose en fureur électrique, Daltrey implorant quelqu'un (ou quelque chose?) de le sauver ("Quand mes poings se serrent, ouvre-les / Avant que je les utilise et perde mon calme (...) Et si j'avale quelque chose de mauvais / Enfonce tes doigts dans ma gorge"). Townshend tronçonne un riff dont il a le secret, puis le morceau redevient d'un calme troublant avant de se conclure. En même pas 4 minutes, Townshend vient de concentrer tout son savoir-faire, aidé en cela par ses trois compères en très grande forme.

Et puis..."Won't get fooled again". Là, c'est même plus qu'un morceau. C'est une espèce de pièce montée musicale, traversée de tout son long par le même synthé que celui employé sur "Baba O'Riley", sur une base mélodique assez simple (il y a peu d'accords utilisés au final), mais sur laquelle les quatre sont à 101%. Daltrey hurle ce texte complètement désabusé (Townshend y décrit l'échec de leur génération à transformer le monde) comme si sa vie en dépendait, Moon et Entwistle semblent chacun jouer un solo dans leur coin pendant plus de 8 minutes, et par là-dessus Townshend au four et au moulin, pardon à la guitare et au synthé. Comment décrire la montée de synthé, puis de batterie, vers le cri quasi primal de Daltrey, avant que celui-ci, qui vient pourtant pendant plus de 7 minutes de nous dire qu'ils "ne se feraient plus prendre pour des idiots", ne nous crache à la figure: "va voir le nouveau patron / c'est le même que l'ancien"? Malgré sa durée, "Won't get fooled again" deviendra un classique absolu du répertoire des Who, puisqu'ils le joueront quasi systématiquement à chacun de leurs concerts.

C'est sur ce constat plein d'amertume que se termine donc ce disque dantesque. Pour la pochette, le groupe prend le contre-pied complet de Tommy. La pochette de ce dernier était très travaillée et invitait au rêve, ou en tout cas à faire appel à son imagination. Pour Who's Next, c'est du brutal, puisque la pochette représente les quatre membres du groupe venant visiblement de se soulager sur un bloc de béton (en fait le pilier d'un pont en travaux!). Le verso original de la pochette est très révélateur aussi puisqu'on y voit les Who dans une minuscule loge: Moon fait l'imbécile, ce qui semble bien amuser Townshend. Daltrey semble essayer de calmer le batteur fou pendant qu'Entwistle regarde tout cela de loin, l'air ailleurs... C'était peu ou prou quasiment la même chose sur scène au niveau répartition des rôles!

L'album sera un carton dans le monde entier, et a même connu un second souffle ces dernières années, grâce notamment au fait que "Baba O'Riley" et "Won't get fooled again" ont été utilisées comme musiques de générique pour une série américaine bien connue. On ne peut s'empêcher d'émettre malgré tout des regrets concernant Who's Next. En effet, la liste complète des titres qui devaient composer Lifehouse comprend des morceaux  somptueux qui, pour certains sortiront en singles, pour d'autres sur des futurs albums du groupe, pour d'autres sur des compilations...Bref, un vivier exceptionnel, surtout quand on pense que le disque aurait dû comporter ds morceaux comme, excusez du peu, "Who are you", "Let's see action", "Join together" ou encore "I don't even know myself"... Un fan avait d'ailleurs recrée sur YouTube Lifehouse tel qu'il aurait dû être (le compte a depuis été supprimé comme par hasard...), et l'enchaînement des morceaux était ahurissant. Il était censé être le suivant:

Teenage wasteland / Going mobile / Baba O'Riley / Time is passing / Love ain't for keeping / Bargain / Too much of anything / Music must change / Greyhound girl / Mary / Behind blue eyes / Baba O'Riley (instrumental) / Sister Disco / I don't even know myself / Put the money down / Pure and easy / Getting in tune / Let's see action / Slip kid / Relay / Who are you / Join together / Won't get fooled again / The song is over

Qui sait, peut-être dans quelques temps, à la faveur d'une énième campagne de réédition / remasterisation, nous aurons enfin droit à cet album exceptionnel...

En bonus, la demo de "Won't get fooled again" par Townshend, qui montre bien combien le guitariste allait loin dans la création de ses morceaux (c'est lui à la basse et à la batterie). Les trois autres n'avaient plus "qu'à" s'approprier leurs parties respectives, mais ils le faisaient avec un tel talent...


1 commentaire:

  1. Quelle chronique! Chapeau l'artiste. Dans les versions Deluxe, j'aime beaucoup Pure and Easy.
    Quand même dire qu'on était à deux doigts d'entendre une partie de ces morceaux en live en 2014 RAAAAAHHHHHHH !!!!!

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